Article parue dans les échos du jeudi 22 novembre 2018, par Arthur Frayer


Alors que le projet de modernisation de la justice est discuté à l’Assemblée nationale, un collectif de chefs d’entreprise et de juges défend une politique de réinsertion des détenus qui soit plus efficace contre la récidive et moins coûteuse à terme pour l’Etat. Reportage dans le Haut-Rhin.

Le « coach en motivation » a préparé une vidéo au titre gonflé d’optimisme : « N’abandonne jamais ». Nous sommes le 18 octobre 2018 à la maison d’arrêt de Colmar dans une salle qui sent le renfermé et le tabac refroidi. Le coach abaisse la lumière et, sur le mur, le petit film commence. On y voit un homme sans bras ni jambes tenir conférence devant un parterre d’adolescents. L’homme amputé se laisse tomber au sol et remue comme un poisson hors de l’eau. Il dit : « Je n’ai pas de bras, pas de jambes. Comment faire ? » A force d’efforts, il se relève. Les ados applaudissent.

Dans la prison, le coach rallume la lumière. D’ordinaire, il passe ce film à des salariés dans des entreprises. Il demande : « Que vous inspire cette vidéo ? » Un détenu – appelons-le Michel – lève la main : « Le gars a montré qu’il avait quelque chose dans le ventre même s’il était diminué. » Michel a cinquante-cinq ans et des cheveux plus gris que blancs retenus en queue-de-cheval. A quelques chaises de lui, Steven Cashin, le patron d’Alsace Terrasse, une entreprise de dix salariés qui fabrique des terrasses en bois, ajoute : « C’est fort et touchant comme vidéo ! » Liliane Kosir, une consultante et gérante d’un centre d’affaires à Mulhouse, poursuit : « Ce type, c’est un battant. Il a trouvé sa solution. »

Des matons et des patrons

Steven Cashin et Liliane Kosir ne sont pas détenus. Ces deux-là sont venus se rendre compte de la vie en prison. Ils sont membres de Walden, un groupe de réflexion détonnant sur la réinsertion professionnelle des détenus dans le Haut-Rhin. Walden, qui tire son nom du livre du philosophe américain Henri-David Thoreau, ne ressemble à rien de ce que l’on croise d’ordinaire en prison. L’association mêle une petite vingtaine de personnes : des chefs d’entreprise mais aussi des fonctionnaires de la justice, des spécialistes de l’emploi et de l’enseignement. Des matons et des patrons. Ce matin-là, à la prison de Colmar, l’idée est de faire bénéficier aux prisonniers du même accompagnement que celui prévu pour des salariés.

Créée il y a à peine un an, l’association s’est donnée une année pour réfléchir aux conditions de sortie de prison. Ses membres ont prévu de rédiger un livre. Ils y proposeront des pistes concrètes pour une réinsertion par l’emploi. Pas un de ces rapports aussi longs qu’ennuyeux destinés à finir dans un placard ministériel mais un ouvrage qu’ils espèrent utile. En y intégrant des chefs d’entreprise, des responsables de la mission locale, de l’Afpa (formation) et de Pôle emploi, Walden entend croiser les points de vue et créer du débat sur ce qui ne fonctionne pas. Ses membres suivent de loin la réforme actuellement en discussion à l’Assemblée nationale sur la modernisation de la Justice et la lutte contre la surpopulation carcérale.

La réinsertion, le parent pauvre

C’est Jessica Viola, la vice-procureure de Colmar, qui a eu l’idée de Walden. D’ordinaire, tout ce qui touche à la réinsertion est l’affaire des travailleurs sociaux. Pas des juges chargés d’envoyer en prison. L’idée est pourtant née dans l’esprit de la magistrate un jour de février 2017. Cette année-là, elle suit la cession annuelle de l’Institut des hautes études de l’entreprise (IHEE). Alors qu’elle visite le siège de l’entreprise de restauration Sodexo , elle apprend « qu’à l’étranger, celle-ci forme des détenus sur le long terme et les embauche à leur sortie », raconte-t-elle.Il faut mieux comprendre pourquoi la réinsertion actuelle ne fonctionne pas. C’est une vraie question et un vrai coût pour la société.
Au tribunal de Colmar où elle requiert, la juge envoie des gens en prison. Qui en ressortent. Et puis qui y retournent. « Je me suis dit qu’il fallait mieux comprendre pourquoi la réinsertion actuelle ne fonctionne pas. C’est une vraie question et un vrai coût pour la société. » Pas loin d’un détenu sur deux retourne, en effet, en prison dans les cinq ans.

En 2015, le budget de l’administration pénitentiaire (AP) se chiffrait à 3,39 milliards d’euros (en crédits de paiements), mais seul 4 % (135,8 millions) de ce montant étaient dévolus à la réinsertion. Moins qu’une goutte d’eau. Et un sacré paradoxe alors que la lutte contre la récidive est inscrite en lettre d’or dans tous les projets de lois pénitentiaires depuis dix ans. Le gros du budget de l’AP est consacré aux salaires des gardiens, à l’entretien des bâtiments et aux dispositifs de sécurité. Un rapport d’évaluation de l’Inspection générale des finances, corédigé avec deux autres inspections générales et paru en 2016 , recommandait tout bonnement « d’inverser la logique et le fonctionnement du système pénal ».

Combien coûte un détenu ?

Les chefs d’entreprise de Walden, eux, portent un regard cru sur la récidive. « La première chose que l’on se demande de notre point de vue, c’est combien coûte un détenu ? », explique Jean-Philippe Sengelin, patron de Safar Group, spécialisé dans la logistique. « On se demande si cet argent est efficace par rapport à son objectif ? Est-ce que cela porte ses fruits ? » Steven Cashin, le patron d’Alsace Terrasse, ajoute : « Et si ça ne fonctionne pas, on se demande comment mieux employer l’argent. »

En somme, ils suggèrent de penser les détenus non comme un coût pour la société mais comme un investissement. Ce n’est pas tant le montant initial qui importe que le rapport coût/résultat. Si l’argent est bien placé, le taux de récidive doit chuter. En France, un détenu coûte aux alentours de 100 euros par jour. En Suède, un prisonnier coûte 317 euros à la journée ; en Norvège, 283 euros ; au Danemark, 186 euros.

Quand les patrons s\’intéressent à la prison
Des montants élevés pour ces trois pays scandinaves par rapport à la moyenne européenne mais contre-balancés par des taux de récidive plus faibles. « Et la récidive coûte chère, souligne Jessica Viola, la vice-procureure de Colmar. Ce sont des salaires de magistrats, de policiers, de greffiers qui sont versés pour s’en occuper. »

Améliorer l’instruction et la confiance

Première étape : remonter le niveau scolaire. Le niveau d’instruction et de qualification de bon nombre de prisonniers est au ras des pâquerettes. L’assurance si rien n’est fait de ne pas trouver de travail au dehors. A la maison d’arrêt de Colmar, Brice Donischal, l’enseignant du lieu, fait visiter le petit espace qui lui sert de salle de classe. Il y a des livres et des ordinateurs. C’est là qu’il donne cours aux prisonniers et qu’il supervise l’écriture des articles du « Canard en cabane », le journal de la prison. L’enseignant dit : « Notre diplôme-phare, ici, c’est le certificat de formation générale (CFG). C’est un niveau brevet des collèges. Dans la vie civile, ça ne sert à rien mais en prison, c’est énorme. Cela redonne confiance aux individus. » Sur le quart des détenus majeurs scolarisés l’an dernier, près de 55 % ont suivi des formations portant sur les savoirs de base (écriture, calculs, etc.).

Notre diplôme-phare, ici, c’est le certificat de formation générale (CFG). C’est un niveau brevet des collèges.
Le jour de la venue du « coach en motivation », un jeune homme – qu’on appellera Kevin – participe à l’atelier. Il a trente-trois ans et n’a jamais obtenu aucun diplôme. Dans sa vie d’avant, il livrait le journal local, très tôt le matin, aux abonnés pour 500 euros par mois. « En CDI ! », insiste-t-il. Il passe le CFG à la fin du mois de novembre. Preuve que l’affaire est sérieuse, il précise qu’« il y aura des instructeurs de l’académie qui viendront nous surveiller ! » Après, il postulera à une formation.

Une justice déconnectée du monde réel

Mais les obstacles sont nombreux. Ce 18 octobre, après la maison d’arrêt de Colmar, les membres de Walden visitent la maison centrale d’Ensisheim. La prison est vieillotte et ultra-sécurisée. Dans la journée, les détenus incarcérés travaillent presque tous : certains fabriquent des enrouleurs de câbles, d’autres font du conditionnement ou de la manutention. En passant dans l’un des ateliers d’enroulage de câbles, une jeune femme de Walden qui travaille pour Pôle emploi, rouspète : « La justice est complètement déconnectée du monde réel. Le monde réel, c’est le boulot, ses horaires et ses contraintes. Les magistrats ne connaissent pas la vie en entreprise. »

Condamné à la semi-liberté, le gars n’a pas de voiture alors que la prison se trouve à des kilomètres de son entreprise.
L’autre jour, elle était au tribunal pour assister à une audience. Un homme passe devant le juge qui le condamne à de la semi-liberté, une peine qui consiste à passer la nuit en prison et la journée à l’extérieur. La jeune femme de Pôle emploi s’étrangle de colère en racontant la scène : « Le gars n’a pas de voiture alors que la prison se trouve à des kilomètres de son entreprise. Le juge a dit que le condamné trouverait bien un arrangement avec son employeur… Vous en connaissez beaucoup des employeurs qui sont d’accord pour que ses salariés arrivent tous les jours en retard ? Le type était en CDI depuis dix-huit ans. »

Jean-Philippe Sengelin, le patron de Safar Group. Lui, s’étonne que les prisonniers n’aient droit ni à Internet ni au téléphone portable : « Quand je vois un CV qui m’intéresse, la première chose que je fais, c’est d’appeler sur le portable. Si personne ne me répond, je ne risque pas de l’embaucher. » Même son de cloche chez Renaud Toussaint, de la mission locale de Mulhouse : « C’est impossible de répondre à une offre d’emploi depuis la prison. Le temps que le détenu soit libéré, l’offre a trouvé preneur. Le temps judiciaire n’est pas celui du monde du travail. La seule piste possible en détention, c’est de travailler à la préparation des concours de formation professionnelle. »

Je sais que les magistrats sont débordés et croulent sous les dossiers mais ce genre de chose devient contre-productif.
Parfois, des décisions de justice sont prises à contre-courant de tout bon sens. La jeune femme de Pôle emploi a vu un prisonnier rater une formation de « magasinage » parce que le juge lui a délivré une autorisation de sortie… cinq jours trop tard. « Je sais que les magistrats sont débordés et croulent sous les dossiers mais ce genre de chose devient contre-productif », dit-elle. « Nous avons tous le même but : lutter contre la récidive. Mais, dans la réalité, chacun reste dans son coin à faire sa tache au point d’en oublier la finalité », abonde Jessica Viola, la vice-procureure de Colmar.

Vers un label « Fait en prison » ?

Au printemps et à l’automne 2018, quelques membres de l’association se sont rendus au Danemark et en Suisse pour observer ce qui se fait ailleurs. En Suisse, ils ont visité la prison de Witzwill et découvert que l’établissement était aussi… la plus grande exploitation agricole du pays. 166 détenus y travaillent sous la supervision de 20 surveillants et d’une grosse centaine de formateurs. Les prisonniers y apprennent la menuiserie, les métiers de boucherie et d’entretien des chevaux.

Si on crée un label pour dire que le produit que l’on vend contribue à un acte de réinsertion dans la société, ce sera un acte commercial en même temps que social. Si c’est uniquement pour faire travailler les prisonniers pas cher, il n’aura pas d’intérêt.
Au Danemark, la petite équipe de Walden a visité des prisons, rencontrées un procureur et des associations d’aide à la réinsertion par l’emploi. Dans l’une des prisons, les détenus fabriquaient de la glace et des confitures vendues dans les commerces alentour. « Là-bas, le ‘fabriqué en prison’ est un label de qualité. Les étiquettes précisent que ça a été confectionné en détention », s’étonne Steven Cashin.

Depuis leur retour en France, cette idée de label trotte dans le crâne de certains entrepreneurs français : « Tout dépend ce que l’on mettra derrière, poursuit Steven Cashin. Si on crée un label pour dire que le produit que l’on vend contribue à un acte de réinsertion dans la société, ça donnera envie de l’acheter au consommateur. Ce sera un acte commercial en même temps que social. Si, en revanche, c’est uniquement pour faire travailler les prisonniers pas cher, il n’aura pas d’intérêt. Le consommateur ne sera pas intéressé. »

TRAVAIL ET FORMATION EN PRISON
Le parc pénitentiaire offre 203.900 m² d’ateliers de production aux entreprises privées (concessionnaires ou titulaires de marchés de gestion déléguée) et au SEP-Riep (Service de l’emploi pénitentiaire).

· Taux de la population pénale qui a travaillé en 2017 : 28,4 %

· Rémunération horaire moyenne en 2017 : entre 2,23 (service général), 4,17 EUR pour les concessions et 5,26 EUR pour le SEP-Riep,153 conseillers Pôle emploi/justice sont intervenus en 2017.

· Environ 16.000 détenus reçus en entretien et suivis par un conseiller.

· 9.721 détenus inscrits en détention à Pôle emploi à moins de 6 mois de leur sortie

L’enseignement est assuré par 520 enseignants du 1er ou 2nd degré auxquels s’ajoutent plus d’un millier de vacataires.

· 82 % des mineurs scolarisés et 24 % des majeurs de manière régulière.

· 3.377 ont réussi un diplôme de l’Education nationale (CFG, DNB, CAP, BEP, Bac, DAEU) ; un taux de réussite de 76,5 %.

 

Arthur Frayer